A LA DEPUTATION OTTOMANE
Messieurs,
Le Sultan Rouge est détrôné lors de l'entrée à Constantinople de
votre armée constitutionnelle. On envoie à Adana pour pacifier le pays
une dizaine de bataillons de l'armée d'occupation. Ces troupes, man–
dées par des gens animés d'intentions civilisatrices, pétrolent les mai–
sons arméniennes, y mettent le feu, tandis que des guerriers, crânement
campés aux carrefours des rues, canardent à bout portant les rescapés.
Sous la pression de l'opinion publique arménienne de Constanti–
nople, la Chambre fait procéder à une enquête officielle. Deux députés,
l'un arménien, l'autre turc, sont chargés de cette mission. Le député
arménien de Rodosto, Babikian, meurt empoisonné la veille de la
lecture de son rapport; cependant, le député turc observe un mutisme
de circonstance. Les deux rapports officiels restent lettre morte. Les
principaux coupables, au lieu d'être châtiés, sont encouragés : ainsi,
Adi-Bey, mustachard du ministre de l'Intérieur, est maintenu après
avoir lancé la fameuse dépêche : « Epargnez les étrangers •», dépêche
qui constitue un ordre significatif.
Des députés arméniens, Zohrab, de Constantinople; Vartkès, ctErze-
roum, sont chargés de demander des explications. Aucun de ces repré–
sentants ne peut articuler ses raisons devant une Chambre qui leur est
d'avance hostile et où jeunes et vieux pactisent pour faire taire la
vérité. Messieurs les Turcs, vous ne trompez personne autre que vous-
mêmes. Vous avez approuvé les auteurs principaux de ces massacres
en les couvrant de votre haute protection. Nous vous défions de
démentir ou seulement d'amoindrir les faits d'authenticité historique
que nous apportons ici.
Zohrab et Vartkès ont été assassinés en 1915 sur l'ordre du gou–
vernement turc pendant la déportation des intellectuels arméniens de
Constantinople, ainsi que tous les intellectuels.
Le passage du prince Sébaheddine à Marseille, le seul homme d'Etat
turc aux idées réellement libérales, coïncidait presque avec l'arrivée de
la Délégation turque en France. Le prince Sébaheddine était le neveu
du sultan, mais étant l'adversaire de la politique de son oncle, il s'était
réfugié en France et n'avait pas craint de blâmer publiquement les
massacres d'Arménie.
A l'avènement de la Constitution, il était considéré comme le grand
chef qui allait introduire en Turquie les principes des grandes nations
civilisées. A son retour de Paris, une délégation de la colonie armé–
nienne de Marseille s'est portée à sa rencontre à la gare Saint-Charles.
Le prince, touché de cette réception, a manifesté le désir de m'avoir
à déjeuner avec le prêtre arménien Mantagouni ; sans me laisser
influencer par l'honneur de me trouver à la table d'un prince du sang,
Fonds A.R.A.M