EPISODE DU SAUVETAGE
L'Enfant arménien
Victor Hugo a chanté l'enfant grec qui demandai t de la poudre et
des balles pour défendre l'indépendance de son cher pays . Quel aut re
poète chantera l'héroïsme de ce gamin de douze ans qui nous fut un
jour, de force, amené par les chefs insurgés arméniens. Blessé au br as
d'.une balle turque qui le lui avait traversé de part en part, n ' ayant pour
tout .pansement sur sa blessure qu ' une feuille de frêne, il continuait
depuis une semaine, sans interruption et sans vouloir se faire soigner,
à faire le coup de feu contre les Turcs avec un antique fusil de chasse.
A peine conduit à bord et transféré à l'infirmerie, l'enfant a gagné
toutes les sympathies. Je l'interroge, il s'appelle Enovk, il est orphelin
de père et de mère; ceux-ci ont été massacrés par les Turcs . On l'en–
toure, on le questionne encore; il n'est point timide, son regard est
celui d'un lionceau et ses sourires qu'il distribue à profusion sont ceux
d'une fillette. On lui offre des douceurs, on lui demande ce qu'il désire.
«
Donnez-moi un bon fusil et laissez-moi retourner me battre »,
répond l'enfant... On lui panse sa blessure béante; son visage se con–
tracte, il se tord de douleur, mais ne pousse pas un seul cri; puis quand
c'est fini, il sourit comme toujours.
Les marins, les officiers se l'arrachent. II regarde une bar re de cho–
colat qu'on lui offre, comme quelque chose d'étrange. II ne connaît pas
cela,, le petit pâtre d'Arménie. Il essaie cependant avec méfiance, il
croque, recroque; une pause et puis c'est le sourire. Enovk a trouvé que
c'était bon.
Le soir le maître voilier l'accapare. Il lui soutire ses bottes d'ancêtre
montantes jusqu ' aux cuisses, lui fait sa toilette et le couche à ses côtés.
Le lendemain matin Evnok apparaît sur le pont, tout propre , le bras
en écharpe, vêtu en petit mousse, un béret à pompon rouge négligem–
ment rejeté en arrière et laissant paraître une chevelure bien taillée et
un commencement de raie impeccable. Il sourit, sourit à tout le monde
et nous dit bonjour en français.
Son regard vif et intelligent va et vient sur tous les objets qu'il ape r –
çoit à bord, mais, devant les râteliers d'armes bien polies et bien r an–
gées, il stoppe, comme soudainemeht fasciné. « Ah ! si je pouvais
posséder une arme comme celle-là », me dit-il malicieusement, et pour
le satisfaire il faut lui promettre qu ' après sa guérison, on lui en don–
nera une.
Enovk est resté une semaine avec nous. Nous voulions en faire l'en–
fant du bord, mais cela n'a pas été administrativement possible. II est
maintenant au camp des réfugiés de Por t -Sa ï d .
Fonds A.R.A.M